Au début des années 1980, un programmeur du Massachusetts Institute of Techonology (MIT) est furieux contre Xerox. L'entreprise a offert à son labo d'intelligence artificielle une imprimante capable de sortir une feuille à la seconde, mais on a vite constaté des problèmes de bourrage réguliers.
L'engin fonctionne comme s'il attendait le soutien permanent d'un opérateur humain pour vérifier que l'impression se déroule sans accroc. L'informaticien n'a pas de temps à perdre avec ça et réfléchit à une manière de régler pour de bon le souci.
La plupart de ses collègues de l'IA Lab ont une philosophie un peu à contre-courant du credo habituel : pour eux, le test de compétences informatiques ultime consiste à améliorer des programmes existants. C'est pourquoi ils revendiquent l'étiquette de hackers plutôt que de programmeurs.
Certaines firmes ont flairé l'aubaine que représente ces communautés de bidouilleurs. Elles leur filent gratos du matériel qu'elles produisent, avant d'intégrer les améliorations proposées par les hackers à leurs mises à jour.
D'un côté des économies en recherche et développement, de l'autre des défis toujours plus stimulants à relever. Pour se téléporter trente ans plus tard, il suffit de changer les termes par une start-up qui propose un service en échange de contenus fournis gratuitement par ses utilisateurs.
Sauf que cette fois-là, le programmeur ne trouve pas les fichiers habituellement laissés pour comprendre le code source. Il n'a à disposition que du yaourt à base de 0 et de 1.
Cette fermeture du code agit comme un déclic : il a le sentiment que le mouvement des hackers est en danger, et décide de se battre en conséquence.
Une paire d'années plus tard, Richard Stallman dévoile son intention de développer un système d'exploitation libre. Son petit nom : GNU.
Richard Stallman en mode prophète (Photo : Thesupermat, CC BY-SA 3.0)
Avec l'informatique, utiliser n'est pas maîtriser
Le mouvement de l'Open Source est intimement lié à la stratégie de grandes entreprises depuis ces années-là. Sans cet épisode de l'imprimante Xerox, nous n'aurions pas de distributions Linux telles que nous les connaissons aujourd'hui.
Cette histoire a été mouvementée, avec des figures comme le pionnier Richard Stallman, le libertarien Linus Torvalds, le jusqu'au-boutiste Eric Raymond... Mais toutes avaient bien saisi un grand paradoxe des outils informatiques : ce n'est pas parce qu'on les utilise qu'on les maîtrise.
Avec un outil comme le marteau, l'utilisation et la maîtrise se confondent. Ou du moins si ce n'est pas le cas, il y a un signal de non maîtrise immédiat : vous vous faites mal au doigt, quoi !
Mais avec l'informatique, et par extension le numérique, cette relation entre utilisation et maîtrise n'est plus aussi limpide. Deux exemples :
- en 2012, Facebook fait une grande mise à jour avec le passage au journal. De nombreux utilisateurs français voient apparaître ce qu'ils considèrent comme des messages privés, et une polémique enfle. La CNIL demande des comptes à Facebook, qui est formel : les utilisateurs n'échangeaient pas en privé. Mais si les utilisateurs en faisaient de bonne foi cet usage, on peut considérer cette excuse technique de Facebook très limite !
- en 2012 toujours, John McAfee est en cavale quelque part en Amérique du Sud. Vice obtient un entretien privilégié avec cette rockstar de l'informatique, et ajoute une photo du fugitif avec le réd' chef pour donner un peu plus de poids à son scoop. Pas de pot : les données Exif liées la photo contiennent des coordonnées géographiques, qui conduisent à l'arrestation de McAfee.
On pourrait citer une pelletée de cas liés à la sécurité informatique, pour la simple raison que l'illusion de bien se servir des différents outils est bien plus perverse que l'ignorance en la matière.
Tout ça pour dire qu'un système d'exploitation open source ne met pas seulement à disposition des outils gratuits. Il y a une vraie philosophie derrière.
C'est un domaine rugueux, en constante évolution, avec lequel il faut être prêt à mettre les mains dans le cambouis régulièrement. Son modèle existera toujours sans jamais renverser la table à cause des efforts qu'il demande.
Mais il constitue pour ceux qui le souhaitent une alternative sérieuse aux OS dominants fournis par Apple, Google ou Microsoft parce que l'utilisateur qui s'y investit a la récompense ultime : la maîtrise des outils.
Un afficheur de pop-up relié à une BDD de sites
Faisons un constat lucide : la presse traverse une grande crise de légitimité. Pas la première, sans doute pas la dernière, mais quand même sévère. Cerise sur le gâteau : des événements pas anticipés à leur juste mesure comme le Brexit ou l'élection de Donald Trump ont entamé sérieusement sa réputation.
Parmi les critiques qui reviennent régulièrement :
- la pression plus ou moins explicite de grands actionnaires qui détiennent des titres de presse. "Leurs" journalistes se conformeraient à leur vision du monde sans même s'en rendre compte
- l'entre-soi moutonnier conforté par des écoles pas assez ouvertes à la diversité d'opinions et/ou de profils
- la tendance à préférer une quantité d'articles facilement cliqués/partagés plutôt que la qualité d'articles plus fouillés mais moins cliqués/partagés
Toutes ces critiques sourcilleuses, aussi bien économiques que sociologiques, sont saines. La presse doit rendre des comptes comme n'importe quel pouvoir. Cette évidence rappelée, passons au sujet qui fâche !
Il y a quelques semaines, les Décodeurs du Monde ont lancé ce qu'ils appellent le Decodex. Ca rassemble en gros une page web, une extension de navigateur et un bot Facebook.
Le Decodex propose une évaluation de sites, avec contextualisation et système de pastilles colorées. L'initiative a crispé pas mal de monde, avec notamment :
- l'incontournable accusation de "police de la pensée". Autant je crois qu'invoquer Orwell peut être encore pertinent de nos jours pour ce qui touche à la comm' politique, autant mettre 1984 à toutes les sauces me chagrine un peu quand même. En quoi une extension lambda téléchargeable ou non dans son navigateur serait l'équivalent d'un Big Brother avec tous les moyens de propagande d'un Etat totalitaire ?
- le constat d'un deux poids deux mesures avec des sites d'infos qui revendiquent un positionnement politique. En gros : pourquoi Fakir aurait une pastille orange alors que Le Monde a la verte ? Critique tout à fait recevable !
- l'analyse quasi structuraliste, sur le mode "ces journalistes sont l'incarnation du "système", donc tout ce qu'ils produisent sert ce dernier". Que des journalistes du Monde ait leur propre culture ne fait aucun doute, maintenant de là à rédiger des pavés pour tourner en rond sur la structure...
Perso, du moment que le Decodex n'avance pas masqué (on sait quand même que ça a été produit par les journalistes du Monde) et que personne n'oblige qui que ce soit à l'utiliser et/ou le croire, je me dis qu'il n'y a pas de quoi faire une descente d'organes.
Et comme le diable est toujours dans les détails, je suis assez surpris d'un oubli dans toutes ces crispations : le Decodex est en licence GNU.
Ca signifie que l'on peut non seulement utiliser le Decodex, mais aussi et surtout le modifier. Notamment pour faire profiter ceux qui le souhaitent d'une version améliorée.
Et pour la petite histoire, voilà comment il marche :
- les journalistes ont constitué une base de données formatée en JSON. Si vous souhaitez la consulter dans les meilleures conditions, intégrez une extension qui réagence le json à votre navigateur
- chaque entrée de cette base possède quatre attributs : un indice (de 0 à 4), une phrase de contexte, un titre, un nom de domaine
- si un nom de domaine présent dans la BDD est détecté, le code source génère une pop-up avec infos correspondante et code couleur lié à l'indice
Et... c'est tout ! Il est clair que ce sont les critères de la BDD qui sont sources d'aigreur chez certains. Pourquoi ne pas modifier le code source pour une validation collective des différentes sources par wiki, par exemple ?
Pas d'Open Source à la carte
Ce petit détour par l'Open Source est une bonne nouvelle, et quelque chose d'assez neuf dans des rédactions. C'est pour cette raison que je trouve que les ergoteurs structuralistes, aussi brillants soient-ils, se plantent lourdement.
L'important ne me semble pas les intentions ou les refoulés politiques derrière le Decodex, mais son amélioration par de tiers. Tout comme les hackers du MIT ne crachaient pas sur les outils fournis par des entreprises dès lors qu'ils étaient libres de les améliorer.
Je vais quand même éviter de tout repeindre en rose, parce que certaines revendications entourant l'Open Source me paraissent préoccupantes :
- je ne sais pas si c'est aussi criant dans d'autres domaines, mais certaines start-up spécialisées dans la visualisation de données font preuve d'un étonnant culot en mettant l'Open Source à la sauce marketing. En gros, vous avez une partie du code ouverte mais après c'est quand même bien de payer pour pouvoir vraiment vous servir du truc. Un peu comme si le logiciel de retouche d'images The Gimp était libre, à l'exception du visualiseur d'images...
- cette ambivalence est aussi éblouissante quand on voit des conférenciers vanter l'Open Source sur des Macbook. Les gars, franchement...
Il me semble au contraire qu'il n'y a pas d'Open Source à la carte : dès qu'on se lance là-dedans, tout compromis s'apparente à une compromission. Ou alors il faut revendiquer un autre modèle !
Dans le cas de la presse, le partenariat de grandes rédactions avec Facebook ou Google pour faire la chasse aux fake news sent très mauvais.
Au-delà du vernis californien à la cool, ces entreprises sont avant tout intéressées par le profit. Ni par l'accès du public à une information pluraliste de qualité, ni par l'éthique en général.
Bref, un négatif parfait de la philosophie Open Source...