Donald J. Trump a été élu président des Etats-Unis. Ca fait encore bizarre de le dire, mais c’est le verdict sans appel des dernières élections américaines.
Photo : Michael Vadon (CC BY-SA 4.0)
Nous sommes nombreux à ne pas l’avoir vu venir. Pour ma part, j’ai ressenti un petit frisson en lisant il y a quelques mois cette analyse à contre-courant du réalisateur Michael Moore donnant Trump vainqueur.
Le réalisateur de Bowling for Colombine avait perçu des choses typiques de cette ère “post-vérité” où les faits et la raison ne se taillent plus la part du lion. Malgré tout, une intuition un peu hésitante me faisait croire que ce serait finalement Clinton qui allait l’emporter sur le fil. Voilà quoi...
Les actes de contrition de la presse américaine font du coup un drôle d’effet. D’un côté, je ressens toujours de la bienveillance envers quelqu’un qui veut comprendre comment il a pu se tromper (voire se trumper, dans ce cas précis).
D’un autre, il y a quand même cette question cruelle : comment Michael Moore, seul, a pu être plus clairvoyant qu’une armée de journalistes rompus à toutes les situations ? Il faudra du temps pour avoir la réponse, qui sera de toute façon incomplète.
Une limite plutôt qu'un échec
Ces deux derniers jours ont été l'occasion de passer sur le gril les sondages en général, et les modèles prédictifs fournis par certaines rédactions glorieuses ou spécialisées en particulier.
Je n'ai jamai goûté les sondages, que je considère avec la même méfiance qu'un micro-trottoir enregistré sur la grande place d'une ville.
Malgré tout, le procès fait aux données me semble injuste. On parle d'échec quand il vaudrait mieux parler de limite.
Celui qui prétend résumer la complexité du monde avec des données fait fausse route. Les données ne seront jamais exhaustives. Elles permettent juste de dresser une carte, pas de raconter de long en large le territoire.
Les chiffres du recensement en sont un bon exemple. Ils offrent une synthèse d'ensembles plus ou moins fins sans qu'on puisse pour autant en déduire :
- la part de destins individuels. Par exemple, dans tel résumé d'une catégorie socio-pro, qui a choisi sa situation et qui l'a subie ?
- dans une tranche d'âge (parfois relativement large), on ne sait pas comment sont distribués les âges. Après quelques années les données ne reflètent plus la réalité : certains individus sont passés dans la tranche supérieure, sans qu'on sache bien lesquels
Ce n'est pas pour autant qu'il est vain d'utiliser des données du recensement. Au contraire : elles apportent un éclairage sur un propos, aident à contextualiser, sont un outil de compréhension puissant quand on les visualise...
Elles ont juste leurs limites. Si on garde toujours en tête cette simple vérité et qu'on reste honnête sur la manière dont elles ont été traitées, l'essentiel du job sera fait !
Pour revenir au cas des modèles prédictifs, je crois très sincèrement que des rédactions comme le New York Times ont eu les moyens et les compétences de produire des choses qui tenaient la route.
Je pense que si l'une de ces rédacs lâchait son modèle en Open Source et qu'on se mettait à mettre le nez dedans, on ne trouverait rien à redire. Parce que méthodologiquement ça serait irréprochable.
Je crois que ce plantage est plus compliqué que ça. En fait, il me fait beaucoup penser à la saga littéraire par laquelle je suis entré dans la science-fiction...
Un mulet fait trembler la Fondation
Surtout connu pour son cycle des Robots, Isaac Asimov a aussi écrit celui intitulé Fondation. Sa trame est relativement simple :
- une nouvelle science permet de prévoir avec une grande précision l'avenir, en analysant les comportements collectifs (tiens tiens !)
- des projections à long terme montrent que l'Humanité va finir par traverser 10 000 ans de chaos. Pas réjouissant, sauf que...
- ...cette période de troubles peut être ramenée à seulement 1 000 ans, si chaque bibliothèque (ou planète je ne me souviens plus franchement des détails) possède une Encyclopédie qui contient l'intégralité des connaissances humaines (comment ne pas penser à Wikipedia ?)
- une Fondation est créée dans le plus grand secret pour éditer cette Encyclopédie avant la grande période de troubles
Le projet de la Fondation est dingue en soi : il ne s'agit pas d'empêcher le chaos d'arriver, mais d'écourter sa durée. Evidemment, leur existence est ébruitée, elle devient un enjeu politique majeure, doit gérer différentes embrouilles en plus de son Encyclopédie, etc...
Cette Fondation dispose d'un genre de guide, une visualisation où l'Histoire prévue est un gros trait rouge (ou bleu, bref) à côté duquel constellent de temps à autre des traits mineurs d'une autre couleur. Les événements pas prévus mais superflus.
Et puis à moment donné, cette belle machine s'emballe : les événements imprévus se multiplient, le gros trait lui-même change de couleur. Un individu qui se fait appeler "le Mulet" vient d'entraîner avec lui des millions et des millions de gens, et c'est tout le projet initial de la Fondation qui est menacé...
Il est clair qu'Asimov s'est inspiré des grandes figures totalitaires pour créer son Mulet, qu'il a adaptées au registre de la S-F en affirmant que l'Histoire peut toujours être secouée par le destin d'un seul individu.
Trump est un cygne noir
Nassim Nicholas Taleb a théorisé en 2007 un concept très approchant avec ce qu'il nomme métaphoriquement un cygne noir.
Le principe est le suivant : si on a négligé un phénomène imprévisible dans un modèle (par exemple l'élection d'un vitupérable électron libre à la tête de la première puissance mondiale), les conséquences sont incalculables si ce phénomène se produit.
Et on est en plein dedans. Tout peut désormais arriver, la présidence de Trump peut se dérouler le moins mal possible comme déboucher sur une catastrophe planétaire, les principaux problèmes pourront venir de lui comme de ses partisans...
Bref, on n'est pas rendus et il va falloir faire avec ce paquet d'incertitudes pendant un moment encore. Parce qu'un cygne noir vient de déployer ses ailes sur le monde.